BALKANY OU LE CLIENTELISME

Publié le par balkaland

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L'Express du 06/02/2003

Le système Balkany
par Romain Rosso

Transformer les électeurs en consommateurs municipaux: tel est le secret du clientélisme mis au point par le maire de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). Contestable, mais efficace

   
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© T.Dudoit/L'Express

Inauguration de la station de métro Pont-de-Levallois. Il n'y a plus de banquets au domicile du maire...

'est une chose convenue, Patrick et Isabelle Balkany sont des gens qui savent recevoir. Ce 3 avril 2002, le maire de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) et son épouse, ci-devant première adjointe, accueillent à dîner quelques convives. Juste une petite vingtaine. Patrick Balkany veut tirer un trait sur le passé: avec ses proches, il a invité les anciens opposants de son camp, plutôt les seconds couteaux. Petits plats et grands vins servis par un maître d'hôtel en smoking.

«C'était somptueux! Un régal!» s'exclame un invité, impressionné par la qualité des mets, des digestifs (dont une bouteille de prune de 12 litres) et des cigares, mais aussi, vers la fin du repas, «numéro de duettistes très au point» de ses hôtes, lui imitant Chirac, elle le rabrouant avec élégance: «Ta gueule! Tu bois trop!» Une opération de charme montée à quelques semaines des législatives, qui ont vu le retour de «Patrick» à l'Assemblée nationale - il siège sur le banc des non-inscrits. Six mois plus tard, au cours d'une municipale partielle (celle de mars 2001 ayant été annulée), Balkany s'est aussi fait réélire maire au premier tour, avec 53,78% des voix - et un taux d'abstention de 45,59%. Sur sa liste, on retrouve plus d'un convive du 3 avril…

Les mondanités ont toujours fait partie de la «stratégie de communication» du maire. Depuis des années, l'édile invite à sa table chefs d'entreprise, journalistes, élus, présidents d'association… Avant 1995, nombre de ces agapes avaient lieu dans l'ancien appartement personnel de 512 mètres carrés du couple Balkany. C'était plus «convivial» qu'à la mairie. Petit problème: trois employés municipaux jouaient les majordomes à domicile. «Il s'agissait de promouvoir l'image de la ville à l'extérieur pour attirer des entreprises, qui sont venues s'installer en nombre à Levallois dans les années 1990», a argumenté le maire quand la justice l'a interrogé sur l'usage peu licite de ces domestiques, admettant simplement avoir «commis l'erreur de ne pas avoir fait voter une délibération municipale». Cette affaire est devenue le symbole de la dérive de Balkany.

© T.Dudoit/L'Express Lors d'un match de boxe, salle Marcel-Cerdan, avec sa femme, Isabelle, et Jean-Marc Smadja (à dr.), directeur général de la Semarelp.

Depuis sa réélection surprise en mars 2001, Balkany a tiré les leçons du passé: il n'organise plus de banquets chez lui… mais dans la salle à manger du maire. Exclusivement, comme il l'a glissé, sourire en coin, à ses hôtes du 3 avril: «Les mecs, je ne vous invite plus chez moi, pour ne pas avoir de problèmes…» La plupart des municipalités ont ce genre de pièces de réception particulières, qui servent aussi pour les réunions de direction. Celle-ci a été aménagée il y a plusieurs années dans l'ancien bunker de l'hôtel de ville, sous le grand bureau du maire, avec escalier privatif, sol en marbre, coin salon, télévision design et cuisine équipée. Une fois par mois, Balkany y reçoit des chefs d'entreprise, «dircom» ou «DRH» levalloisiens, dont les cotisations à la taxe professionnelle représentent plus de 70% du budget de la ville.

Un peu jet-set, un peu vulgaire

L'endroit change, Patrick Balkany, 1,88 mètre et gros cigare à la bouche, semble égal à lui-même. Chaleureux, noceur et princier. Plus que sa politique, peut-être, c'est ce style nouveau riche, un peu jet-set, un peu vulgaire que les gens aiment ou n'aiment pas. A 54 ans, on ne se refait pas. Les fêtes ont repris à la mairie, ainsi que les combats de boxe, salle Marcel-Cerdan, où le Tout-Levallois peut côtoyer Jean-Paul Belmondo et la belle Ophélie Winter. L'on reparle de la ville à la télé.

© T.Dudoit/L'Express

Au conseil municipal. Il s'est fait réélire au premier tour, avec 53,78% des voix.

«Les dépenses de fonctionnement et de représentation s'envolent», hurlent en chœur les frères ennemis de l'opposition, deux anciens adjoints d'Olivier de Chazeaux (qui ne s'est pas représenté en 2002), Olivier de Précigout et Arnaud de Courson (UDF), que Balkany a écrasés lors de la municipale partielle (purement électorale, leur union n'a pas résisté longtemps). Attention: s'il n'était qu'un flambeur invétéré, amateur de bulles et de paillettes, Balkany n'aurait pas facilement retrouvé son fauteuil. Son come-back a étonné plus d'un observateur. Mais pas les Levalloisiens. «C'est la prime à la casserole», ont dit certains. Pas si simple.

Encore une fois, c'est d'abord le culot de l'impétrant qui a payé: profitant d'un incroyable imbroglio juridique, il s'est fait élire en mars 2001, bien qu'inéligible (lire l'article)! La division de l'équipe sortante et la dissidence de Courson l'ont aussi considérablement aidé. De son propre aveu, Balkany ne serait pas revenu de son exil doré antillais (lire l'article) si son successeur, le chiraquien Chazeaux, n'avait pas multiplié les erreurs.

Attachement charnel à la ville

Après avoir battu deux fois Balkany, aux municipales de 1995 et aux législatives de 1997, ce jeune avocat et père de famille avait tout pour plaire aux habitants de cette banlieue cossue. Mais, à cause d'un tempérament raide et distant, il n'a jamais su créer de lien affectif, ni avec les habitants, ni avec le personnel municipal, ni avec sa propre majorité, qui a rapidement volé en éclats. Il a beaucoup déçu. «Quand je déroule le film en arrière, je me dis que la défaite était inscrite dès 1995, admet aujourd'hui Chazeaux. Vous ne pouvez pas construire une politique municipale durable avec une équipe constituée en cinq semaines, par agrégation de mécontents et d'opposants à Balkany.»

«Au lieu de l'oublier, il a donné l'impression de s'acharner sur Balkany. Il en a fait une victime», ajoute Elisabeth Gourevitch, chef de file des socialistes. En étroite relation avec la chambre régionale des comptes, qui a multiplié les contrôles, le chevalier blanc Chazeaux a entrepris de nettoyer les écuries de la ville et de son annexe, la société d'économie mixte Semarelp, en taillant dans les dépenses pour réduire la dette. Il a dû aussi fortement augmenter les impôts. Une politique de rigueur, sans doute nécessaire après douze ans de gestion Balkany, mais qui a fait nombre de mécontents. En tête, les commerçants, qui se sont plaints du manque d'animation, et les personnes âgées, auxquelles il a supprimé le cadeau du 14 Juillet (un parapluie, un cabas ou une assiette aux armes de la ville…) et les collations (un quart de Vittel et des madeleines) offertes lors des déplacements organisés par Levallois Découvertes, association paramunicipale. Des «avantages acquis» peu onéreux pour la commune, mais d'un coût politique énorme. Sept ans après, on en parle encore! Balkany s'est empressé de les rétablir. «C'était des économies de bouts de chandelles, raille-t-il. Chazeaux a mégoté sur tout.»

Le clan des balkanyens

De Charles Pasqua, dont il fut l'un des nombreux poulains dans les années 1980, Patrick Balkany a retenu le sens du clan. En premier lieu, son épouse au parler cru, Isabelle - qui lui a pardonné ses écarts de conduite notoires. L'un ne va pas sans l'autre. Véritable maire bis, la bouillonnante première adjointe a la haute main sur le secteur clef de la communication - elle a longtemps dirigé celle d'Europe 1. Patrick, lui, s'est réservé l'immobilier et l'urbanisme, qu'il traite en direct avec son directeur de cabinet, Jean-Pierre Aubry, ancien directeur du palais des sports Marcel-Cerdan, et Jean-Marc Smadja, ancien banquier et promoteur immobilier, cousin d'Isabelle, bombardé directeur général de la Semarelp, la société d'aménagement. Où l'on retrouve aussi l'avocat et deuxième adjoint Jean-Yves Cavallini, au poste de vice-président, et Pierre Marache, directeur général adjoint, qu'Olivier de Chazeaux avait licencié. Ancien directeur adjoint du cabinet de ce dernier, à l'hôtel de ville, le jeune Nicolas Gigon a conservé son poste sous Balkany, sans états d'âme.

«On est repassé d'une équipe d'amateurs à des professionnels», note Isabelle Balkany, pièce maîtresse du dispositif (lire ci-contre). Il suffit de voir son mari arpenter «sa» ville pour s'en rendre compte. Sa force tient à sa façon charnelle d'être attaché à cette ancienne cité ouvrière et communiste de deux petits kilomètres carrés, que cet ami des promoteurs a totalement transformée à grands coups de pelleteuses et de ZAC, de 1983 à 1995. Malgré le «béton doré» qu'il a construit sur le front de Seine, on l'adore dans les quartiers populaires proches de la porte d'Asnières. En bon populiste, il «sent» sa ville mieux que personne: il est aux petits soins avec les employés municipaux, connaît tout son monde, embrasse les gosses, pose pour la photo, voire se déguise en vampire le jour de Halloween, joue de sa voix de baryton dans les bistrots, «rend service» en s'occupant des PV des uns et des logements des autres, comme on l'a vu dans un reportage de Canal +, le 4 novembre 2002.

En douze ans de mandat, les Balkany avaient quadrillé la cité, enregistrant le numéro de code d'entrée des immeubles, infiltrant tous les secteurs et noyautant la moindre initiative, à l'aide d'un groupe d'amis qu'ils défendaient et protégaient. Avant de revenir au grand jour, Balkany a réactivé cette multitude de réseaux, dans de discrètes réunions d'appartement. Au moment de voter, une majorité de Levalloisiens a préféré retenir son action plutôt que ses frasques. «Il a été condamné. Et alors?» résume un habitant.

Un système clanique ne méprise jamais l'électeur qui le fait vivre. Mis à part ses inconditionnels, toujours les mêmes, qui l'entourent dès qu'une équipe de télévision se présente ou qui viennent faire la claque au conseil municipal, Patrick Balkany s'est fait beaucoup d'obligés et de fidèles. Une clientèle, utilisatrice de services dans une ville qui en produit plus qu'ailleurs. Et notamment que sa voisine, Neuilly-sur-Seine. «Beaucoup de gens sont venus ici en attendant de trouver mieux ailleurs, de jeunes couples de bonne famille n'ayant pas les moyens d'habiter Neuilly ou le XVIe arrondissement de Paris, à côté de leurs parents, indique Pierre, directeur commercial, marié, trois enfants, levalloisien depuis 1978. Quand Balkany est arrivé en 1983, on a tous voté pour lui. La politique ne nous intéressait pas. Il l'a parfaitement compris en créant un tas de prestations pour ces nouveaux ménages attirés par la mutation de la ville. Et, finalement, on est resté.» D'autant que Pierre a eu la chance d'acheter un appartement à 3 000 francs le mètre carré, dans les années 1980. «Il en valait 30 000 de plus quand on l'a vendu dix ans plus tard.»

Passe-droits inévitables

«Quand un contribuable paie 150 euros d'impôts locaux, il perçoit neuf fois sa mise en services, explique Isabelle Balkany. C'est ce que les journalistes appellent du clientélisme!» «Tout ce que les gens veulent, ajoute la première adjointe, c'est avoir des services publics de qualité, habiter une ville propre et sûre, et que leurs enfants fassent du sport et du violon. La politique, ils s'en tapent.» Les prestations sont effectivement impressionnantes.

© T.Dudoit/L'Express

A l'hôtel de ville, avec l'un de ses collaborateurs. Il a réactivé ses réseaux.

Mis en place par les communistes, deux bus gratuits sillonnent la ville. Il suffit d'appeler Levallois Informations, espèce de SVP municipal, pour trouver un baby-sitter, un avocat ou réserver une place pour les vacances au grand chalet que la ville possède à Serre-Chevalier (Hautes-Alpes). Sans compter les innombrables courriers qu'Isabelle Balkany envoie à ses administrés, notamment aux parents d'élèves, par exemple pour qu'ils couvrent bien leurs enfants par temps froid… A ce degré, c'est plutôt du maternalisme!

Les marmots et les seniors (un service d'hôtesses de quartier équipées de voitures leur est réservé pour les aider dans leurs démarches) sont les plus soignés. En liaison avec un tour-opérateur, Levallois Découvertes propose à ces deux catégories des séjours organisés au bout du monde - du Brésil au Sri Lanka, «l'île souriante», en passant par New York, l'Andalousie, la Martinique... - ou une balnéo à Dax. «C'est extra! se réjouit une mère de famille. En 2002, mes deux aînées sont allées en Angleterre et en Laponie, et mon fils de 8 ans a fait un stage de moto dans le Poitou.»

Toutes les activités périscolaires, à l'instar des voyages destinés aux enfants, sont subventionnées jusqu'à 98% par la commune, sur la base du quotient familial. Parmi les 5 200 élèves de primaire, 500 restent à l'étude (les heures supplémentaires des enseignants sont payées par la ville), pendant que 1 700 partent au centre de loisirs municipal (ouvert jusqu'à 19 heures, plus le mercredi et les vacances scolaires) et que 1 400 vont à La Ruche (théâtre, multimédia, sport…). Sur le papier glacé des publications de la mairie, ce qui est fait dans ce domaine est formidable, même exemplaire. «Afin de préserver la mixité sociale de Levallois, nous veillons à ce qu'aucun gosse ne soit exclu pour des raisons pécuniaires», se flatte Isabelle Balkany.

L'opposition se plaint du manque de transparence et dénonce des attributions de complaisance

 

«Peut-être, mais, pour des problèmes de place, certains le sont», se plaint néanmoins cette autre mère qui n'a pu inscrire ses filles aux activités souhaitées. C'est la rançon du succès. «Les gens sont devenus tellement consommateurs que la ville a du mal à satisfaire tout le monde, confirme ce responsable associatif. A partir du moment où la demande est supérieure à l'offre, la tentation du clientélisme existe.»

Il en va de même dans le domaine du logement. Avec 3 000 dossiers en attente, les passe-droits sont inévitables. «On ne transige plus sur les plafonds de ressources», affirme Jean-Yves Cavallini, deuxième adjoint, avant d'ajouter: «Mais comment faire quand, pour un appartement, il y a plus de 50 personnes qui répondent aux critères financiers, sinon privilégier quelqu'un que l'on connaît plutôt qu'un anonyme?» Si elles sont théoriquement rigoureuses dans les instances départementales d'HLM, où les décideurs sont multiples, les attributions sont, en revanche, discrétionnaires dans le domaine privé de la ville. A Levallois, celui-ci comprend 730 logements - un millier avec les commerces, caves, box… «Beaucoup sont en très mauvais état, indique Cavallini. On va en rénover une partie afin d'atteindre le seuil légal de 20% de logements sociaux. On vendra le reste, ce qui mettra un terme aux soupçons.»

Nouvelle casserole

A Levallois, les rapports de la chambre régionale des comptes se suivent et se ressemblent. Dernier en date, celui du 17 octobre 2002, qui stigmatise les dérapages du comité des fêtes sous Balkany, entre 1989 et 1995. Outre des notes de restaurant, qui relèvent plutôt des frais de représentation du maire, les magistrats pointent des achats de cigares (16 311 francs), six allers-retours Paris-Saint-Tropez - où M. Balkany possède une résidence secondaire - durant l'été 1994 (30 768 francs) et l'achat de costumes, de vestes et d'une parka. Pour financer ces menus plaisirs, «une comptabilité parallèle et certainement occulte» a été mise en place, grâce à l'ouverture d'un compte à la BNP de Levallois, dont les relevés étaient directement adressés au maire. Dans sa réponse à la chambre régionale des comptes, M. Balkany, qui souhaite évidemment échapper à une nouvelle amende, concède que le comité des fêtes «n'a peut-être pas satisfait à l'ensemble des règles comptables régissant les relations entre les collectivités territoriales et les associations», mais met cela sur le compte d'un «manque d'expérience lié aux premières années de la décentralisation»...

En effet, l'opposition, de droite comme de gauche, se plaint du manque de transparence et dénonce des attributions de complaisance: nombre d'élus et de collaborateurs sont logés grâce à la ville. Les opposants ne siègent pas au conseil d'administration de Levallois Habitat, organisme municipal, ni d'ailleurs d'aucune des nombreuses autres associations para-municipales, ni de la Semarelp et de ses filiales - Levallois Découvertes, Levallois Information, Levallois Sécurité (qui fait du gardiennage privé…), Levaparc (qui gère les parkings de la ville), etc. «Un tiers des services est externalisé, déplore Arnaud de Courson. La ville se simplifie la vie grâce à ces associations. Mais, en l'absence de l'opposition, le conseil municipal ne contrôle pas les dépenses.»

«Procès en sorcellerie»

Faute de projet crédible et de leader, les adversaires du maire en sont réduits à dénoncer sa gestion à l'aune du passé, arguant que les différents rapports de la chambre régionale des comptes, portant sur la gestion antérieure (jusqu'en 1995) du comité des œuvres sociales (COS), de l'institut municipal des sports ou de l'ancien comité des fêtes (lire ci-contre), ont tous épinglé des dérapages financiers, des dépenses étrangères à l'objet social de l'association, voire des faveurs au profit de proches des Balkany. Aucune infraction pénale n'a cependant été relevée - le maire a bénéficié d'un non-lieu dans l'affaire du COS. «C'est un temps révolu», affirment ses amis. Les Balkany, eux, en ont assez des perpétuels «procès en sorcellerie» qu'on leur fait. «Tous ces ?joyeux? feraient mieux d'agir pour les Levalloisiens», s'emporte Isabelle. Ce à quoi, depuis leur arrivée à Levallois, en 1978, les Balkany consacrent tout leur temps. «Je n'ai pas le sentiment de m'être arrêté, souligne le maire. C'est un travail de vingt ans qui continue.»

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